Pour commencer, j’aimerais comprendre un peu mieux qui tu es, d’où tu viens si tu peux te présenter en quelques mots.
Je m’appelle Feven, je suis d’origine érythréenne, j’ai 25 ans et je suis en Suisse depuis huit ans maintenant. J’ai grandi en Érythrée et je suis venue à Genève pour rejoindre mes parents qui étaient là avant moi. Mon père est venu le premier, puis ma mère avec mon petit frère et enfin, ma sœur et moi.
Pourrais-tu m’en dire plus ?
Mon père est venu en Suisse fin 2011 en tant que réfugié politique, comme la plupart des Erythréens. Il a pu réunir sa famille quand il a eu son permis. Ma mère a fait la guerre il y a trente ans, ce qui lui a permis de quitter le pays plus facilement avec notre petit frère qui était jeune. À ma sœur et moi, on nous a refusé le passeport. Il a fallu qu’on trouve une autre solution. Tu ne peux pas simplement prendre l’avion et partir quand tu es jeune, tu dois rester pour le service militaire.
Comment s’est déroulé votre départ ?
J’aimerais préciser que mon immigration est donc très différente de certaines personnes puisque mes parents étaient déjà sur place. Ce que nous devions faire, ma sœur et moi, c’était réussir à sortir du pays. Le but était d’arriver au Soudan et prendre un avion pour la Suisse, le voyage devait durer trois jours en voiture mais, finalement, il nous a fallu trois semaines. On a eu tous les problèmes que tu peux avoir avec un passeur, tout ce qui leur importe, c’est l’argent. Et tant qu’ils n’ont pas ce qu’ils veulent, tout est bloqué.
Quels genres de problèmes ?
Nous avons beaucoup marché et ils ont essayé de nous vendre par exemple, donc nous avons dû payer encore plus. J’essaye de ne pas porter trop d’importance sur ces évènements, car il y a beaucoup de personnes migrantes qui rencontrent des problèmes plus compliqués sur leur chemin.
Merci d’avoir partagé ton parcours. Je serais très intéressée de discuter de ton parcours scolaire maintenant, pour comprendre où tu en es aujourd’hui.
Alors, j’ai fini le collège en Érythrée. Quand je suis arrivée à Khartoum en septembre, c’est le moment où j’aurais dû entrer à l’université. Quand je suis arrivée en décembre à Genève, l’école avait déjà commencé donc je devais attendre jusqu’à fin février pour que je puisse rejoindre une classe d’accueil. Entre temps, j’ai suivi les cours de français gratuits à la Roseraie trois fois par semaine. J’ai toujours été en étude, donc c’était impossible pour moi de ne rien faire. J’ai donc fait une année et demie en classe d’accueil, puis j’ai commencé le collège, l’opportunité pour moi de continuer ce que je voulais faire en Érythrée.
Et que faisais-tu en Érythrée ?
En Érythrée, j’étudiais les sciences. Je voulais faire de la psychologie ou de l’informatique. D’ailleurs, j’ai postulé à l’école d’informatique à Genève, mais je n’ai pas été reçue à cause de la barrière de la langue. Alors je suis allée au Collège, j’y suis restée un an. C’était une année difficile, je devais apprendre une deuxième langue, l’italien en plus du français, c’était vraiment compliqué. J’ai eu beaucoup de peine pour les dissertations et la littérature. Pour tout le reste, j’avais le niveau. Avec la complexité du collège, j’ai dû faire un choix et il me paraissait évident que je devais oublier mes rêves de psychologie pour un moment. J’étais dans la nécessité de faire une formation qui pouvait me mener à l’emploi. J’ai regardé les possibilités et je suis partie à l’école de commerce où, après trois ou quatre ans, je pouvais travailler. Donc j’ai fait le CFC de l’école de commerce, puis la maturité. Aujourd’hui, je suis en International Business Management à la Haute École de Commerce pendant que je travaille dans la comptabilité.
Et comment as-tu vécu ce changement ?
C’était dur au début. Je ne pouvais pas m’empêcher de me sentir en retard par rapport à mes amis qui étaient à l’université en Érythrée. J’avais vingt et un ans et mes camarades en avaient seize ou dix-sept. Je m’entendais bien avec eux, et ils comprenaient mon parcours mais il y avait ce décalage qui était présent. Par exemple, tout ce que j’avais envie de faire c’était aller à l’école, rentrer à la maison, étudier et dormir. J’y ai tout de même rencontré une amie que je fréquente encore aujourd’hui. Avec le temps, ce sentiment s’est apaisé, je me suis dit que nous avions tous des parcours différents et que le mien était comme cela. Si mes camarades genevois s’étaient retrouvés en Érythrée, ils auraient vécu la même chose que moi. Aujourd’hui, ce choix me permet de travailler et je ne le regrette pas.
« J’aide la peine à ne rien faire et j’aime aider les gens. C’est pour cela que j’ai fait du bénévolat à l’Association des Médiatrices Interculturelles (AMIC) ou encore pendant le COVID avec l’association Colis du Cœur. »
D’ailleurs, je crois savoir que c’est Yojoa qui t’a aidé à trouver ton travail actuel. Comment vous êtes-vous rencontrées ?
Oui c’est vrai, j’ai trouvé mon travail grâce à Yojoa. J’ai rencontré Emmanuelle et Amanda quand j’étais en deuxième année de l’école de commerce, à travers l’association AMIC qui entretenait un partenariat avec elles et pour laquelle je faisais du bénévolat. J’étais alors à la recherche de stages pour compléter ma formation durant laquelle il nous était vivement recommandé d’en faire. De mon côté, c’était difficile ; je n’avais pas beaucoup de réseau. Emmanuelle et Amanda m’ont permis de faire deux stages : un à BNP Paribaset un autre à la fondation Trafigura. Après ma maturité, je cherchais du travail et Emmanuelle m’a contacté pour prendre des nouvelles. En septembre 2021, j’ai donc commencé la haute école à 50% pour être en mesure de combiner école et travail. En novembre, elle m’a proposé un entretien chez Civitas Maxima, et j’y travaille en administration et comptabilité depuis.
Comment se passe le travail ?
Je suis très contente et épanouie. Tout se passe bien : je parle avec tout le monde, je travaille avec un groupe d’avocat au sein d’une petite ONG donc elles et ils sont très ouvert.es et l’ambiance est familiale. Tout a été fluide depuis le départ. Le directeur est une personne incroyable et nous sommes une majorité de femmes. Elles et ils comprennent que je suis en étude et je peux arranger mon emploi du temps en fonction des examens et du temps de révision nécessaire par exemple. Je rattrape mes heures par la suite. C’est parfait pour moi.
« Quand je cherchais du travail, je voyais dans des annonces « personne francophone », « français maternel » ou encore « profil européen ». Toi tu sais que tu peux faire le travail mais tu ne corresponds pas au profil. »
De manière générale, comment tu sens-tu au niveau de ton intégration à Genève ?
Je me sens intégrée, j’ai quand même fait un tiers de ma vie ici. J’ai construit mon réseau petit à petit à travers différentes activités comme la randonnée. Mais il est vrai que ce n’est pas facile de se faire des amis en Suisse, il faut vraiment creuser, les groupes d’amis ne se mélangent pas beaucoup. La plupart de mes amis actuels sont des personnes qui sont arrivées à l’âge adulte en Suisse, d’origine très différente.
Si tu penses à tout ton parcours dans sa globalité, quels moments ont été les plus difficiles ? As-tu été confrontée à des barrières ou des préjugés ?
Je n’ai pas ressenti beaucoup de préjugés, mais je suis une personne très ouverte et je n’aime pas prendre les choses à cœur. Je sais bien qu’il y a des différences et que je ne ressemble pas à une grosse partie des gens qui habitent ici. Il y a des regards de temps en temps mais je n’en tiens pas compte. Le plus difficile en termes de barrières et j’en ai déjà parlé avant, c’est le réseau. C’est difficile quand tu n’as pas vécu depuis toujours à un endroit ; tu connais moins de monde et tout prend plus de temps. L’autre barrière je dirais, est celle de la connaissance du système scolaire. Par exemple, je ne serais pas allée au collège si j’avais su et je n’aurais pas perdu un an. Bon, maintenant je le vis bien et c’est la vie, tout change tout le temps. Jamais je ne m’étais imaginé vivre en Suisse par exemple. Aujourd’hui, j’aime beaucoup mon travail et j’étudie. Je peux dire que je suis comblée.
Merci pour tout ce partage. Pour finir, j’ai encore une question : quelles sont tes aspirations futures ?
C’est toujours en construction et c’est difficile de me projeter avec les années d’étude que j’ai encore devant moi. Pour dire vrai, la psychologie reste dans un coin de ma tête. Alors bien sûr je n’y ferai jamais carrière, mais j’envisage des petites formations à côté ou entreprendre une voie plus proche des gens. Par exemple, en étant RH, le contact avec les gens est très présent, de même que le management que j’étudie en ce moment. Mais tout cela est de la musique d’avenir, nous verrons bien. Heureusement, rien ne m’empêche de lire des livres sur la psychologie !